Automne et Hiver
de Lars Norén
Mise en scène de Agnès Renaud
Avec Cristine Combe, Virginie Deville, Patrick Larzille, Sophie Torresi
Automne et Hiver, un repas de famille où tout le monde se met à table et déverse ses colères et ses angoisses.
Lars Norén est un auteur suédois qui compte à son actif soixante-dix pièces de théâtre et recueils de poèmes. Après avoir été interné pour schizophrénie pendant de longues années, l’écrivain change radicalement de style et explore la famille dans ses travers dramatiques et pervers. Des histoires sombres comme celle présentée ici avec Automne et Hiver.Une fois par mois, Henrik le père et Margareta la mère reçoivent pour diner leurs filles Ann et Ewa. La scénographie de Michel Gueldry ne présente aucun superflu. Un plateau épuré composé de deux lampadaires sur pied, disposés de part et d’autre, diffusent une lumière pâle et une grande table rectangulaire considérée comme l’élément indispensable du décor. Le plateau métallique reflète la face cachée des membres de cette famille. En apparence, un bonheur partagé autour de bouteilles d’alcool, vins et eau mises à disposition. Les verres se remplissent en amont des réflexions à venir. Les verres se vident d’un trait une fois les remarques déferlées.Henrik est un médecin qui a toujours vécu dans l’ombre de sa mère. Officiellement, il faisait corps avec Margareta, son épouse. Mais, c’est avec sa mère, une femme envahissante, qu’il formait un couple indéfectible. La relation mère-fils présente quelque chose d’incestueux sans franchir la limite des tabous. De nature faible, il est désemparé depuis la mort de cette dernière. De facto, il voit la vie au fond des verres d’alcool qu’il consomme à la cadence coudée-levée.L’apathie de Henrik est pour ainsi dire génétiquement indissociable du personnage. Patrick Larzille s’empare du rôle avec un conformisme déconcertant. A croire que le comédien et le père partagent la même identité. Patrick Larzille, une belle prestation comme à son habitude.Margareta, une mère fière de son physique, altruiste avec elle-même, prête à sacrifier le bonheur de ses proches sur l’autel de ses plaisirs intérieurs. A-t-elle vraiment aimé ses filles ? A-t-elle contribué à l’harmonie de son foyer ? Cristine Combe interprète le personnage de la mère en déambulant les yeux fermés sur le fil invisible des relations familiales. Un brin terroriste du cur, un brin victime de ses propres désillusions, la comédienne apporte beaucoup de densité à ce rôle où la confluence des sentiments chavire sur un banc de sable mouvant.L’intensité du texte de Lars Norén prend de la vitesse dans l’évolution de la pièce mise en scène par Agnès Renaud. Le trouble s’installe autour de cette table articulée de roulettes que l’on déplace frénétiquement comme pour dénoncer la fuite du temps. Une fuite en avant avec les souvenirs du passé qui imposent la lourdeur des débats soulevés par Ann, la fille cadette. De son modeste emploi de serveuse dans un bar fréquenté par les homos, elle joue la fille de l’air. Douze années de vie commune consumées par un divorce, un enfant qu’elle adore, le manque d’argent, des hommes d’un jour pour la chose. Le moteur de son existence précaire est propulsé par le starter des reproches et du malaise qu’elle déclenche lors des visites mensuelles chez ses parents.Sophie Torresi dans le rôle de Ann est profondément humaine. Elle tend la main à une mère, laquelle a toujours refusé de la lui donner. Un refus à l’assurance d’une petite fille qui a grandi avec la conviction de l’ignorance maternelle à son égard. Elle crie sa colère avec des mots cinglants comme des lames aiguisées, elle hurle son désarroi face à cette obstination aveugle délibérément voulue. La comédienne sue son rôle par tous les pores de la peau. Elle est tout simplement belle dans l’expression de sa révolution. Une Marianne des temps modernes.Agnès Renaud a intelligemment catapulté la place des personnages selon les réparties lancées avec une dose d’acidité. Une tragédie familiale émaillée de faits d’hiver. Les couleurs de l’automne se sont volatilisées, la transparence s’est figée sur les éléments insipides du temps. Ewa la fille ainée se trémousse devant Ann et ses parents. Le père lisse comme une plaque d’acier n’y prend par gare, contrairement à sa femme; laquelle n’a d’yeux et de compliments en bouche que pour elle. Si tout lui réussit, elle n’a pas tout réussi. A son palmarès, il lui manque les plaisirs de la maternité qu’elle ne connaitra jamais... à quarante-trois ans, c’est trop tard. Virginie Deville est convaincante en fille attendrie par les bénéfices encensés par les succès divers. La joie farde ses joues et cache le ruisseau creusé par les larmes. Un rôle sur mesure pour cette brillante comédienne.A travers les contrecourants balayant l’intimité de cette famille, Agnès Renaud met en lumière l’écriture ténébreuse et puissante de Lars Norén, un auteur trop peu joué, et invite le public à plonger dans les eaux profondes des secrets de famille. Il n’en est pas une qui ne se sente pas concerner par cet exercice de style à la croisée du cinéma de Lelouch et d’Almodovar.Une pièce dont la langue utilisée est universelle et contemporaine. Automne et Hiver, ouvrez l’il et tendez l’oreille, vous ressortirez conquis de la salle Paradis du Lucernaire.
Philippe Delhumeau
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