Dans un même lieu, et qui pourtant est différent pour chacun d’eux, six personnages se rassemblent. Chaque personnage est porteur d’un handicap et c’est à ce titre qu’il est présent ici : la jeune fille paralytique, l’homme aveugle, l’homme toxicomane, la femme sourde, la femme toquée, le jeune homme débile. Ici sera donc tout à la fois le bord du monde, le toit d’une cathédrale, le bord d’un cratère volcanique, la falaise dominant l’océan, l’ultime terrasse d’un building, le chemin vers les nuages. C’est un lieu limite, en bordure, toujours vertigineux, oublié ou bien interdit, auxquels seuls les personnages ont accès. Cette zone-symbole, ce lieu-miroir est une métaphore de leur vie. Eux qui ont toujours été en limite de la normalité, de l’anormalité, supportent un statut qui les définit chaque jour comme étant de toute façon différents. Alors ils parlent et disent, se disent les mots de leurs maux, la rencontre possible ou impossible avec l’autre (mais lequel peut-il être ?), imaginent les origines des fardeaux qu’ils supportent, inventent des amours, transgressent les normes aseptisées du progrès médico-social et pressentent l’avenir comme une incertaine autoroute mondiale. Ce lieu s’ouvre comme un vaste champ de possible social mais également comme une alerte lancée en regard du soi-disant progrès tout sécuritaire et des tentations pérennes de normalisation. Car c’est aussi là que se jouent les destinées des êtres humains mis en différence depuis des millénaires : entre la chute et l’envol.

Le sujet référencé comme personne handicapée a-t-il en effet d’autres choix ? Doit-il plaquer ses comportements, ses scénarios de vie sur celui des sujets dits valides ? Ne peut-il inventer un véritable chemin qu’il balisera lui-même ? Mais alors, quels combats doit-il mener, quelle guerre étrange engage-t-il contre les obstacles d’une société que ses propres frères, dits normaux ont mis des millénaires à bâtir pour satisfaire leurs besoins ? Il s’agit pour lui de soulever véritablement des montagnes. Prenons l’exemple d’une simple sortie au cinéma ou mieux, au théâtre, imaginons-nous handicapé moteur, et faisons en pensées le parcours incroyable, le processus qui mène ce simple désir à bon port, imaginons toutes les difficultés que nous devons affronter. Souvent, alors que la personne se croit arrivée au bout du parcours, l’aboutissement est contrarié par un obstacle ridicule, par exemple une marche qui n’a malencontreusement pas été signalée comme existante lorsque la personne, préparant sa sortie, a contacté la salle de spectacle, enquêtant par téléphone sur la possible accessibilité du lieu. Imaginons toutes les préparations que doit exécuter le sujet pour tous les actes de sa vie quotidienne. Quelle est cette vie, que se construit toute personne située hors validité, que tous les signaux posés par les valides pour faciliter leur propre existence contrarient en permanence et nient la réalité ? Rendre une certaine abstraction aux différents types de handicap, comme étant des objets qu’on aurait posés sur le dos de chacun des personnages, me permet de présenter ces derniers non comme irresponsables mais comme une manière de pions que le destin, un jour, a maladroitement choisis pour être représentants. Ils portent leur charge depuis leur naissance, la revendiquent et la dénoncent. La signification de ce handicap ou plutôt de ce "portage" de handicap n’est pas neutre. La tentation serait grande de croire qu’il n’est pas là par hasard. Ce qui est surtout enrichissant, c’est de s’interroger sur le "fonctionnement" de cette rencontre entre un être humain destiné à priori à la normalité et cette charge pathologique au regard de la société. Puis sur les réactions de son entourage proche et de celles de la collectivité : protection ou mise à l’écart ? L’avantage de l’écriture théâtrale est de pouvoir jouer l’alternance entre la distanciation et l’identification, de permettre au rayonnement et à l’émotion d’éclore en se fondant sur le principe de l’oscillation métaphoro-métonymique (Guy Rosolato, "La relation d’inconnu", Gallimard). L’application de ce principe conduit à l’émergence de fortes images et résonances poétiques.
Ainsi ce n’est pas parce que la femme sourde est sourde qu’elle n’entend pas. Ce n’est pas parce que l’homme aveugle est aveugle qu’il ne voit pas. La jeune fille paralytique entre en scène en marchant pour venir s’installer sur le fauteuil roulant. Les jeux du langage, avec leurs possibilités multiples, et les extraordinaires facultés de représentations et de symbolisations de la personne humaine permettent au spectateur de s’ouvrir à ces diverses réceptions. Je tente de le mener, par ce jeu entre première et seconde lecture, à d’autres degrés de lecture, troisième, voir quatrième, axés sur la révélation des doutes et des illusions, le dévoilement des multiples apparences et certitudes auxquelles on se heurte lorsqu’on entreprend un véritable "voyage" dans le "monde du handicap". Les personnages sont, en ce lieu, présentés comme ayant franchi un certain "étage" de leur vie. Après l’avoir tant soulevée, ils ont atteint, à l’issue de leur parcours, le "dessus" de la montagne, mais pas encore le sommet. Leurs chants individuels, de souffrances et de victoires, se mêlent puis s’entremêlent pour devenir ici un chant collectif de désirs et de révoltes, de caresses et de fureurs. Ce lieu est également le point limite de rencontre possible ou impossible avec l’autre, là où, enfin, les personnages s’exposent et s’explosent à nous spectateurs, membres élémentaires de la société, porteurs d’idées, de jugements et de règles. Équilibre, ou déséquilibre.