Le 15 octobre 1917, accusée de trahison par un tribunal militaire parisien, Margaretha Geertruida Zelle, alias Mata Hari, est fusillée à Vincennes. Les balles des soldats, tout en mettant fin à la vie terrestre de cette femme qui ne fut au fond qu’une danseuse légère et entretenue, déclenchent ce jour-là le processus par lequel l’imagination et la mémoire collectives s’emparent passionnément d’un personnage pour l’ériger au rang de figure mythique. C’est ainsi que se cristallisent autour de cette "James Bond girl" de la Belle Epoque les fantasmes irrésistibles que drainent l’exotisme, l’espionnage et les secrets d’alcôve. On comprend mieux, dès lors, pourquoi Mata Hari a pu renaître au cinéma sous les traits d’actrices aussi sulfureuses que Greta Garbo ou Marlène Dietrich...Adapter ce mythe au théâtre sans sombrer dans la banalité du remake relève assurément d’une gageure. Or cette gageure, Herman van Veen la soutient en racontant l’histoire selon un point de vue original. Le dramaturge a pourvu l’héroïne d’une amie de cœur, Anna – Gaëtane Bouchez – qui occupe le centre de la scène et assure la narration rétrospective de cette fascinante biographie (enfance instable aux Pays-Bas, mariage malheureux, voyage aux Indes néerlandaises, brève carrière internationale de danseuse, aventures multiples avec des personnalités du monde militaire et politique, liaisons compromettantes dans les salons des capitales européennes, etc.). Mais surtout, c’est à la faveur d’un dispositif dramatique inattendu que cette fresque romanesque se déroule sous les yeux du spectateur : Anna, désireuse de soulager sa conscience, se présente devant le tribunal qui a condamné son amie et tente de prouver l’innocence de celle-ci. L’action se resserre alors autour d’une pièce à conviction, une robe de soirée écarlate, dont la doublure recelait des messages codés destinés à l’ennemi. Cette robe, retrouvée dans la malle de la danseuse par les services secrets français, ce n’était pas à Mata qu’elle avait été offerte, mais à la narratrice, utilisée malgré elle comme passeuse par un amant russe... La clef de voûte du spectacle, c’est que le tribunal militaire, où siège l’un des soupirants déçus de Mata Hari, n’est autre que le public lui-même, apostrophé par la comédienne et pris à partie ! À travers ce monologue émouvant, rehaussé de danses, de chansons et de musique, le drame d’une vie trop légère tourne ainsi au conte moral et politique : n’y a-t-il pas en chacun de nous, comme dans chaque groupe social, un juge hâtif et malhonnête, susceptible de s’arranger avec sa conscience pour se débarrasser d’autrui ?