Pourquoi mettre une nouvelle fois en scène Dom Juan, et, qui plus est, le Dom Juan de Molière ? Guy Freixe apporte une réponse simple : parce que c’est un mythe inépuisable, parce qu’aujourd’hui encore, il conserve toute son ambiguïté. Dom Juan est un personnage fascinant car insaisissable. Le metteur en scène l’a compris et en fait une "figure mythique de l’homme moderne" ; c’est, pour lui, un être "profondément ambigu", "adepte du présent et du plaisir" et "conquérant qui brûle tout sur son passage". Voilà pourquoi, dans son spectacle, le héros séducteur semble toujours en état de douce ivresse ; cette ivresse, c’est celle de la vie, c’est le symbole de la jouissance du moment. Hovnatan Avedikian l’interprète à merveille ; il confère au personnage légèreté et élégance. Ses mouvements, chorégraphiés mais empreints de naturel, mettent en relief sa désinvolture, son insouciance et sa satisfaction perpétuelles. La danse qu’il improvise avec les deux paysannes, Mathurine et Charlotte, est un exemple remarquable de son aisance sur scène. La chorégraphie vient alors illustrer l’habileté et la duplicité de son personnage. Face à lui, Jean-Yves Duparc incarne un Sganarelle maladroit, ignorant, superstitieux mais attachant, tel que l’avait conçu Molière. Le comédien réussit parfaitement à faire ressortir le comique de son rôle ; tâche difficile car c’est Sganarelle qui porte à lui seul le farcesque de la pièce. Sa stupéfaction face à l’athéisme de Dom Juan, sa poltronnerie, ses essais de raisonnements pour convertir son maître sont autant d’occasions de rire pour le public.Le comique de Molière fonctionne toujours : les attitudes et le langage des personnages populaires conservent toute leur saveur aujourd’hui. Les répliques de Pierrot (Alain Carnat), ponctuées de "morquenne" et de "testigué", ne manquent pas de faire sourire. Ainsi le versant tragique de la pièce est-il sans cesse désamorcé. C’est tout l’art de Molière d’avoir mêlé habilement les tonalités ; et c’est également l’art de Guy Freixe de l’avoir traduit à la scène. Mais le vrai mérite de ce dernier est d’avoir parfaitement su utiliser les lieux. Jouer un texte du XVIIe siècle dans un cadre qui a accueilli une vie littéraire à la même époque est une chance, bien exploiter ce décor (la magnifique façade du château de Grignan) relève du talent.Saluons donc toute l’équipe technique : décorateurs, régisseurs lumière, costumiers, ainsi que les musiciens. Tous participent à faire de la représentation un moment d’harmonie visuelle et sonore. On est émerveillé par les jeux de lumière sur les murs du château et par l’envolée des draps verts, blancs, s’échappant de plusieurs fenêtres pour constituer le décor. On est abasourdi lorsque, juste avant l’ultime apparition de la statue du commandeur (qui sort du château dans un somptueux costume) tout s’éteint à l’extérieur et que pétaradent des éclairs derrière les hautes fenêtres. On est séduit par les transitions entre les actes : la musique, composée par Bruno Girard (violoniste fondateur du groupe Bratsch), accompagne avec joie les danseurs et figurants qui montent et démontent le décor. Notre regard est happé par ces sortes de mini ballets et l’aspect technique du moment est alors oublié au profit de son esthétisme. Comme par magie, le cadre se trouve changé lorsque la musique cesse et que les danseurs retournent en coulisse.Dom Juan, à Grignan, est une véritable fête des sens où le "festin de pierre" trouve toute sa signification.