Qui ne se rappelle Les Désastres de la guerre, Saturne dévorant ses enfants de l’immense Goya, les premières pages du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline ? Le mal est structurant, la guerre une femelle dévorante et insatiable se repaïssant des téméraires ou des naïfs ignorant sa puissance d’anéantissement. Comment savoir avant ce qu’on serait au cœur de la mitraille face à une cause parfois assez peu choisie ? Comment faire pour rester debout dans un monde où tout bascule comme dans les toiles de Soutine ? Colette Alexis Varini au travers de Pierre, mécanicien automobile modeste engagé tout jeune se retrouvant en Indochine avec surprise, avec les moyens du théâtre, un beau texte et une mise en scène soignée, nous aide à y réfléchir.Une femme décide de se mettre sur les traces de son oncle, disparu depuis plus de trente ans à Thu-Duc. Chape de plomb sur son histoire au sein de la famille... Mutisme volontaire, ignorance réelle des faits ? Mais le mot plane : déserteur. Alors il s’agit de savoir ; et devant le manque d’indications initiales, seul s’en remettre au hasard en jetant les dés et sauter à la marelle sur la carte de l’Indochine permet, par bribes, de recomposer un itinéraire possible : rencontre d’une asiatique, tendresse, désertion, mariage, proposition de se placer à disposition de l’armée vietminh méfiante de cette démarche. Traître un jour, traître toujours? Et puis la mort ? Bientôt d’un côté ou l’autre du Mékong, près du delta, les traces se dissolvent. Ne demeurent que la mémoire partielle et une béance du cœur...Les sept acteurs qui composent la troupe parviennent à nous faire entrer dans l’énigme de plus en plus angoissante ; ils jouent en se remémorant des états d’âme et des situations possibles dans une logique de puzzle et ils le font bien. Homogène, le groupe parvient à maintenir l’unité du jeu théâtral en évitant l’écueil d’initiatives personnelles peu contrôlées qui en affecteraient la tenue. Tous évoluent dans des groupuscules composés puis recomposés marquant les moments de la vie de Pierre avec naturel, vraisemblance, rythme, les répliques des acteurs échappant à la récitation qui nuit à tant de spectacles sans doute trop rapidement montés. L’enchaînement fluide de la théâtralisation des phases de vie dans un espace scénique parfaitement adapté au sujet sert positivement la représentation. Sans compter la présence des jeunes comédiennes asiatiques qui apportent notamment par la pureté de leur chant, le charme et la justesse de leurs attitudes, une note de fraîcheur dans un univers désertique. Un spectacle à voir. Merci à tous pour ce bel engagement et cette question : comment surmonter en soi le désastre de la disparition d’un proche qui nous confisquerait la connaissance autant d’une partie de sa vie que celle de sa mort ?