Karen Cushman est une auteure qui écrit essentiellement pour les collections jeunesse de maisons d’éditions américaines. L’Apprentie sage-femme lui a valu les honneurs, en la récompense du prix Newbery, décerné en 1995. Passionnée par l’histoire médiévale et la culture populaire, l’histoire de ce roman se situe dans l’Angleterre de cette époque, enclavée dans les rudesses de la vie rurale.Philippe Crubézy, auteur dramatique, a écrit l’adaptation du roman pour le théâtre. Un texte écrit pour une voix et répliqué dans ce seule-en-scène autour de plusieurs personnages.Le décor, la simplicité d’un intérieur de chaumière, un baquet en bois, une petite chaise de paysanne, une table sur laquelle sont posés les ustensiles rudimentaires du quotidien, une cruche, un récipient et un bol. Trois pommes sont étalées comme pour dénoncer le manque de nourriture. "La faim, ça donne des milliers de coups de pieds dans le ventre."Dans les confins de l’Angleterre médiévale, l’histoire d’un gamine qui erre sur les chemins de la campagne profonde et isolée de la mansuétude des hommes. Une enfant de nulle part qui quémande le manger et le gite contre des labeurs ingrats. Rejetée de partout, elle trouve la chaleur en s’allongeant dans le fumier. Un long parcours initiatique qui l’amène à rencontrer l’infréquentable et à fréquenter des êtres sans scrupules. Recueillie par La Pointue, elle va devoir apprendre à être le plus servile possible. Exploitée malgré son jeune âgé camouflé sous la crasse, les brimades et les corrections constituent les seules marques d’affection manifestées par Jeanne, la sage-femme. "La morveuse s’appelle maintenant Cafard. Elle est l’apprentie de la sage-femme." La fillette portera le poids de sa misère jusqu’au jour où elle découvrira le monde sur un marché de campagne. Rendue forte par les épreuves de la vie, son destin va basculer. Parfois, les couleurs du lendemain sont calquées sur les empreintes du passé. Rien n’est jamais tracé d’avance car le temps n’efface pas les bavures.Nathalie Bécue rentre en scène aussi discrètement que peut l’être le personnage qu’elle interprète. Exigences de la pauvreté oblige, elle porte la robe grise des femmes de la campagne. La couleur, c’est la nature qui les dévoile selon la cadence des saisons. "Savez, c’est comme ça à la campagne."Le parler est cru et sans vergogne, des mots dont les racines se perdent dans la terre. La froid et la faim reviennent régulièrement dans des métaphores qui réveillent des souvenirs douloureux. Les paroles sont plus puissantes que le texte car le phrasé typique situe l’inculte des ruraux au Moyen-Age. On parle de soi à la troisième personne du singulier. Quand Cafard s’exprime, ses propos se fondent avec les blessures qui ont laissé des plaies béantes dans son cœur. Elle n’emploie jamais de sujet dans ses phrases car elle n’a jamais pensé être le sujet de quelqu’un.Nathalie Bécue est émouvante dans cette réplique : "Se peut-il que Cafard ressemble à quelqu’un qui sait lire?" La fillette s’est enfuie de la maison de La Pointue pour s’en aller vivre là où le destin la guidera et la tolèrera peut-être. Cafard n’existe plus, Alice la remplace. L’une est ignare et pouilleuse, l’autre sait lire et est propre. Il y a tellement d’émotions dans le texte répliqué que chaque mot résonne comme un écho qui se diffuse entre passé et présent.Dans les yeux de Nathalie Bécue, l’expression est à son comble. Elle vit tous les personnages auxquels elle fait allusion le meunier, le régisseur, le Willy, le magistrat, le noble, le tavernier. Elle dégage un tel tempérament en les imageant qu’ils s’agitent selon les mouvements accordés. La parodie de La Pointue, un déroulé sans langue de bois de méchanceté et d’insatisfaction. Un concentré de sorcellerie et de conte populaire, le ton est proportionné. Nathalie se dépasse dans l’interprétation de la jeune fille. Son regard dessine toutes les émotions véhiculées, bonnes et mauvaises, de la précarité de son enfance volée au temps jusqu’à son apprentissage de sage-femme. Elle tend l’oreille aux saisons et les superstitions font bonne figure. Le plateau vibre, la comédienne l’occupe jusque dans ses moindres recoins.Nathalie Bécue capte l’attention, captive les émotions. Une comédienne prodigieuse et généreuse. Fort d’une expérience de metteur en scène à l’échelle internationale, Félix Prader emmène le public au paradis. Une mise en scène sobre et sincère, intimiste et rocailleuse. C’est simple et parfait.L’Apprentie sage-femme au Lucernaire, une pièce de théâtre qui donne foi en la vie.