Inutile de présenter aujourd’hui Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil. Chaque nouvelle création de la metteuse en scène et de sa compagnie remporte un succès triomphal. Après Tambours sur la digue, Le dernier Caravansérail et Les Ephémères, derniers spectacles en date, c’est Les Naufragés du Fol Espoir, créé comme toujours à la Cartoucherie, qui entame sa tournée française. Le périple commence avec presque un mois entier à Lyon, au palais des sports de Gerland, dans lequel le Théâtre du Soleil installe non seulement sa scène, ses gradins, mais aussi son ambiance : on a l’impression d’arriver sous un chapiteau de cirque ou dans une guinguette où l’on peut grignoter un petit en-cas avant les quatre heures de représentation. Sur le chemin de la "salle", se trouvent les loges des comédiens : ils s’y maquillent et s’y costument sous les yeux du public qui passe. La plongée dans le spectacle commence là.Le spectacle, voire les spectacles, écrit en grande partie par d’Hélène Cixous, prend pour point de départ un court roman (quasi inconnu) de Jules Verne. C’est l’histoire d’une équipe de cinéma qui tourne un film par ses propres moyens, alors que la Première Guerre mondiale est imminente. Petite et grande histoire se mêlent ainsi ; la pièce montre l’engagement des artistes, leur lutte pour l’Art, coûte que coûte. Plusieurs parallèles sont tissés entre l’intrigue première (le tournage) et celle du film : même utopie politique des protagonistes, même naufrage, puisque le chavirement du bateau annonce de manière allégorique celui du monde, prêt à sombrer dans la guerre. Au son de l’Internationale et d’une voix-off qui rappelle les événements politiques, citant souvent Jaurès, le spectateur est entraîné dans l’ambiance de cette année 1914. L’ironie tragique se fait sentir durant tout le tournage, mais le bouillonnement intellectuel, l’engagement à gauche de ces cinéastes, acteurs et musiciens pleins d’espoir la contrebalancent. Le ton est finalement plutôt léger et le spectateur transporté dans la magie du cinéma muet.En effet, si l’on regrette que les personnages de l’histoire cadre ne soient pas plus individualisés et n’emportent pas totalement notre empathie, on ne peut qu’admirer la scénographie déployée pour mettre en scène leur entreprise cinématographique. Le tournage du film muet, ses trucages d’époque, son économie de moyens, ses trouvailles géniales nous laissent rêveurs (surtout quand on connaît l’évolution technologique actuelle du septième art). Chaque tableau est un chef-d’œuvre plastique. On suit le périple des "naufragés du fol espoir", héros du film, partis de Cardiff en 1895 pour se fracasser du côté de la Terre de feu durant l’hiver austral, à travers des séquences toutes plus belles les unes que les autres, de la tempête en mer à l’arrivée sur la banquise, en terre australe. Ariane Mnouchkine fabrique des images sublimes avec un dispositif entièrement actionné sur scène : ventilateurs, projecteurs, ficelles, tout apparaît pour que nous soit dévoilé le secret du cinématographe. Les comédiens du Théâtre du Soleil ont ainsi un triple, voire un quadruple rôle : acteurs de la pièce de Mnouchkine, aperçus dans les loges avant le spectacle, protagonistes de cette pièce, acteurs du film tourné dans la pièce, mais aussi metteurs en scène, accessoiristes, projectionnistes, cascadeurs, musiciens, puisqu’ils participent à toute la création du film muet. Vous vous y perdez ? C’est normal ; mieux vaut assister au spectacle qu’à "l’explication de texte". Les Naufragés du Fol Espoir est une grande et magnifique pièce de théâtre (et de cinéma !) qui ne se raconte pas, mais qui se contemple.