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 La Mouette est le sommet de l’art de Tchekhov, cassant les codes et se livrant presque charnellement. Ce fut un échec à la création, mais Stanislavski l’immortalisa deux ans après. C’est toujours l’emblème du Théâtre d’Art de Moscou. Jeener nous donne ici un vrai coup dans l’estomac !
Dans la propriété de son frère le conseiller d’état Sorine, Irina Nicolaïevna Arkadina, grande tragédienne, reçoit quelques amis attachés à sa personne, dont Trigorine, vraisemblablement son amant. C’est un auteur en vue auprès duquel Constantin Trepliov, son fils, fait pâle figure. Celui-ci cependant a décidé d’offrir à la noble société une pièce de sa composition. La comédienne qui l’interprète habite de l’autre côté du lac. Pour elle, c’est une première : elle a toujours rêvé de jouer, et peut-être aussi d’aimer, car Constantin, le jeune auteur, est amoureux d’elle. Vierge à tous les sens du terme, Nina ressemble à une mouette.
La réaction d’Arkadina- qui se prend pour La Duse ou Sarah Bernhardt – est blessante : Constantin, à ses yeux, la ridiculise, lui qui ne serait même pas capable de torcher un vaudeville. S’ensuit un psychodrame mère-fils, digne de celui d’Hamlet s’opposant à la reine Gertrude. Dans « cet ennui charmant de la campagne » d’autres conflits s’aiguisent : amours contrariées et notion même de l’Art. Ces Moscovites, venus s’aérer, ne sont pas sans rappeler Les Estivants de Gorki, car la dimension sociale est très présente, se cristallisant entre Sorine, le propriétaire, presqu’aux abois et sont régisseur, Ilia Chamraïev, qui fait tourner le domaine. Tandis que l’un impose sa dictature, l’autre se complait dans une délectation morose, ce mal dont souffre l’élite russe. Sorine en outre est malade – ou se croit malade – ce qui explique la présence du Docteur Dorn, plus ami que médecin. En fait, c’est Tchekhov, qui se met en scène lui-même, disséquant cette société, comme le ferait un entomologiste avec ses papillons.
Ce climat de passions - ouvertes ou larvées - atteint son paroxysme quand Constantin apporte à Nina une mouette ensanglantée qu’il aurait tuée pour elle. Il agit avec la même componction que Van Gogh offrant son oreille à une prostituée. De la folie passe dans ses yeux. Quant à Nina, elle semble tomber dans un puits. Qu’en dire ?... La rencontre entre Trigorine, l’auteur consacré, et Nina qui ne pense plus qu’à flamber sur les planches est un moment fort. Les conseils professionnels, à peine susurrés tournent à l’invite, ce qui laisse présager une liaison torride, le maître abandonnant Arkadina, sa vieille maîtresse. Trigorine est très conscient de tout. Sa séduction nourrira même une de ses nouvelles, ainsi résumée : « Une jeune fille passe toute sa vie sur le rivage d’un lac. Elle aime le lac comme une mouette, et elle est heureuse et libre comme une mouette. Mais un homme arrive par hasard, et quand il la voit, par désuvrement la fait périr. » Nina s’est reconnue. Quant à Trigorine, il endosse avec cynisme la défroque du prédateur.
Jean-Luc Jeener a mis en scène cette œuvre tout d’abord comme une conversation mondaine avec ses trous, ses silences, ses emballements et la superficialité d’un monde qui marche vers son déclin. Il y a comme un émiettement de l’action - ou plus exactement des actions. On ne sait où donner de la tête… ou du cœur. Puis, à mesure que le temps s’écoule, le personnage de Nina, visible ou non, obnubile tous les autres personnages. Détruite, elle finit par détruire les autres. Et la vierge ensanglantée devient une femme fatale, au sens propre du terme, c’est-à -dire qui attire la morte. Mais au fait, Nina était-elle encore vivante ?
La distribution que Jean-Luc Jeener a réuni est parfaite, du rôle-titre – merveilleuse et envoûtante Selma Norey-Terraz ! – à celui de Yakov, le domestique, joué par Rémi Picard, un peu « Monsieur Loyal » aux yeux des autres personnages et du public. Laurence Hétier campe Arkadina en mère possessive et tragédienne de luxe. Rémi de Monvel a la fragilité de Constantin Trepilov, incapable de vivre son idéal. Didier Bizet est un Sorine, très conscient d’avoir gâché sa vie mais qui ne songe qu’à la prolonger. Dominique Vasserot est un Illia Chamarïev, rude, bois brut de décoffrage et ambitieux. Isabelle Muller campe sa femme Paulina, laquelle éprouve un faible pour le docteur Dorn, campé par Yves Jouffroy. Celui-ci restitue la chaleur, le rayonnement et cet amour des autres qui sied à un disciple d’Hippocrate. Pierre Bès de Berc est un Medvedenko déchiré qui s’entête à aimer Macha. Macha, la fille du régisseur, toujours vêtue de noir puisqu’elle porte son propre deuil : belle prestation de Pauline Mandroux ! Thomas Sans incarne Trigorine, parfait don juan, aussi lâche que séduisant et n’aimant personne… si ce n’est lui-même.
Bref cette Mouette est un spectacle à ne pas manquer. Courez-y ! |
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Mis à jour le 20/04/2019
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