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 Anton Tchekhov a pris ses quartiers de printemps au TNO, nous livrant 16 pièces jusqu’au 2 juin. Un des auteurs essentiels de la fin du XIXe siècle, certaines de ses œuvres ont été jouées et rejouées, mais d’autres valent d’être découvertes, comme Sur La Grand’Route que le régime tsariste avait censurée.
Des hommes entortillés dans leur couverture forment des petits tas éparpillés sur la scène. Ils dorment, épuisés. Cette fatigue, ils la doivent à la longue route qu’ils ont déjà parcourue ; d’autres à leur état précaire ; certains à des remords de conscience. Car sur la grand’route, au cœur des immensités russes, la taverne est plus qu’une étape, c’est un lieu attrape-tout, bien proche des caravansérails de Turquie ou de la Route de la Soie. Tikhone, le cabaretier, ne choisit pas sa clientèle, mais il la mène de main de maître. Il écoute chacun et sait la rassurer, notamment quand la foudre menace et que « les vannes du ciel s’ouvrent. » Tandis qu’il sert sa vodka – qu’on imagine de mauvaise qualité – Fédia, un jeune ouvrier sorti de la fabrique – à moins qu’il ne l’ait fuie – joue de l’harmonica avec une nostalgie déchirante.
Ce qui rachète peut-être son côté misogyne : « Une langue de femme c’est le balai du diable ; il chasse de la maison le fou et le sage. » Ce gaillard dans la force de l’âge contraste avec Savva, le vieil artisan venu d’au-delà de Moscou et qui lui aussi a tout abandonné, mais pour d’autres raisons : « A pied, Mon Garçon, j’ai été prié saint Tikhone de Zadousk et je vais aux Montagnes saintes. Si, telle est la volonté de Dieu, j’irai à Odessa. Là , on dit qu’on embarque à bon marché pour Jérusalem, 21 roupies, à ce qu’on dit. » Enfin, il y a celui à la tête chenue qui mendie sans cesse sa vodka . Il n’a plus qu’un manteau dont il est prêt à se débarasser et une chapka, l’un et l’autre percés de multiples trous. Mais Le tôlier reste ferme, il ne lui servira rien.
Par le fils d’un de ses anciens serfs, on apprend que ce fut autrefois un grand propriétaire qui a sombré dans l’alcool. Au milieu de la nuit et sous la bourrasque surgit un homme inquiétant botté et tout en cuir. S’agit-il d’un authentique bandit, bandit de grands chemins – ou des grandes routes ? Il a changé d’identité, a le verbe cru, et serait prêt à étendre la main si quelques pièces se trouvaient là . De plus, c’est un esprit fort qui depuis l’enfance se moque du diable. A toutes fins utiles, il porte également une petite hache. Une amitié, via l’alcool, naît entre ces deux hommes, l’aristocrate et le mauvais garçon. Cela nous fait immédiatement penser aux Bas-fonds de Gorki, écrits en 1902. Anton Tchekhov les a précédés de 18 ans. Sur La Grand’Route en tous cas a été censurée par les Autorités, sans doute à cause de ce barine déchu.
Et puis Tchekhov parlait si vrai, agissant en médecin – le médecin qu’il était de profession. En 1890, il accomplira un séjour dans la presqu’île Sakhaline, histoire de témoigner de la condition des bagnards – le Goulag de l’époque. Son regard de compassion a d’ailleurs quelque chose de déchirant, d’autant qu’il ne se départit jamais de son humour. Humour qu’il pratiquera jusqu’à l’extrême fin. Etant en Allemagne, Virgil Tanase raconte que, se sentant mourir – tuberculeux au dernier degré – il demande de l’oxygène … et, au lieu de cela, on lui apporte du champagne. Très doucement, sans se fâcher, il remercie les gens de l’auberge, ajoutant : « Tiens, ça fait longtemps que je n’ai plus bu de champagne. Merci. ». Là -dessus, il se sert une coupe et, tout heureux se recouche avant de basculer sur le côté. Tout Tchekhov est là . Avec la même authenticité que dans ses personnages.
Par sa mise en scène, Virginie Lisb a accompli le miracle de nous les rendre plus que familiers, intimes. Ils sont nos frères et, au final, on a du mal à s’en séparer. Ces neuf personnages pourraient être étudiés au microscope, mais de ce vérité scientifique, ce qu’ils ont en plus, c’est qu’ils recherchent tous c’est un « quelque chose » qui les dépasse, symbolisé par les bougies et l’icône, côté cour, au-dessus du guéridon. Finalement La Grand’Route, c’est le chemin de chacun en marche vers ce Graal que le plus souvent ils ignorent. Bortsov, le barine déchu, a les traits d’Olivier Bonnin, plus vrai que nature. Sa femme, Macha, a la beauté du diable, superbe de Gosa Wnek – que l’on voit hélas trop peu. Tikhone, le tavernier, a toute l’énergie de Stéphane Dolbakian. Alexandre de Pardailhan est prêt à manier la hache, mais ce Mérik de sac et de corde qu’il incarne cherche sa lumière.
Frédéric Morel endosse la défroque de Savva, le pèlerin en mouvement, plus russe que les Russes, plus orthodoxe que les Orthodoxes. Isabelle Gasquet est son double féminin : une Efimouna dont on voit à peine le visage. Arthur Fournis est Kouzma, le fils du serf de Bortsov : il représente la Nouvelle Russie, celle qui monte et qui dans vingt ans sera devant le précipice. Fédia, campé par Noé N’Semi, est ce déclassé nostalgique qui joue de l’harmonica et se compose un monde imaginaire. Cochise Chevallereau appartient à la race de ces comédiens qui campent le décor dès leur apparition. C’est ici le cocher et ce cocher amène et emportera toute la compagnie.
Sur la Grand’Route est une merveilleuse introduction aux 15 autres volets de La Saison Tchekhov. Remercions Virginie Lisb de cette plongée dans les grands espaces, là où des âmes creusent leur sillon. |
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Mis à jour le 20/04/2019
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