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 Ibsen a qualifié sa pièce de comédie et il vrai qu’en s’en imprégnant -- d’autant que la fin est inattendue -- on grince des dents et on finit par rire.
Le 29 mars 1898, quand Lugné-P a créé à Paris Un Ennemi du Peuple, le public applaudit à tout rompre au moment de la harangue du Docteur Stockmann. On était alors en pleine Affaire Dreyfus et les partis se déchiraient. Avec sa barbe, son front proéminent et son pince-nez, les spectateurs crurent reconnaître Emile Zola, le défenseur du capitaine. A l’exception du pince-nez, Stockmann, dans la mise en scène d’Olivier Bruaux, est le portrait craché de ce premier Ennemi du Peuple.
Alexandre de Pardailhan y ajoute sa flamme. Presqu’un feu de femme veuve quand la pièce débute : ce médecin est tellement raisonnable... Il s’entend avec tout le monde, y compris son beau-père, propriétaire de tanneries polluants. Il suit le ronron de ses concitoyens, coiffés tous de la même manière sans qu’un cheveu dépasse. L’ambiance n’est pas désagréable et l’on croirait à une parfaite sociabilité Avec son idéalisme de disciple d’Hippocrate et la leçon qu’il a tirée loin d’un séjour au grand nord du pays, notre héros est un altruiste, une sorte d’Abel. Opposé à lui, son frère, le maire de la ville, ne voulant connaître que le règlement et jouant les anciens combattants victimes de la guerre il est amputé d’un bras.
Âpre à la terre et aux intérêts, il n’a reculé en rien pour conquérir la cité. C’est un peu Caïn. Mais, jusque là , Abel et Caïn se supportent. Ils donnent même l’apparence de se complèter : Peter à l’hôtel-de-ville et Thomas, en tant que médecin, à la tête de l’établissement thermal qui attire nombre de curistes et assure à la commune la prospérité. Or voici que Thomas, s’appuyant sur des recherches, découvre que l’exploitation de ses sources est à revoir, faute de quoi... On évoque même la peste.
Ainsi la probité du médecin se heurte de plein fouet aux intérêts de la ville. Et les premiers duels commencent, d’abord par voie de presse. Le docteur Stockmann a tout de même ses partisans et il croit les trouver en la personne de la directrice du journal local, de ses journalistes et de l’imprimeur du dit. Mais très vite, tout le monde se débande. L’escrime mouchetée se transforme en guerre à couteaux tirés.
Presqu’abandonné de tous, le médecin devient l’adversaire des petits commerçants, des artisans et de toutes les associations. Stockmann déploie une telle énergie que celle-ci s’apparente à de la paranoïa.
Au-delà de l’affaire des sources, c’est toute la société qu’il accuse, lors d’une harangue publique : "(Elle) repose sur le terrain pestiféré du mensonge. Ce que j’ai découvert, c’est que toutes les sources morales de notre existence sont empoisonnées". Le maire, son frère, s’apprête à confisquer la parole, mais Thomas, plus exalté que jamais, continue à asséner ses vérités : "Le droit est de mon côté (...) et du côté de quelques individus isolés. Le droit est toujours du côté de la minorité". Il sera finalement déclaré Ennemi du peuple. Pourtant, au nom d’une conception humaniste, il frappe le cur même de la même politique : "Un parti, c’est une charcuterie où l’on réduit les têtes en hachis".
Ibsen a qualifié sa pièce de comédie et il vrai qu’en s’en imprégnant d’autant que la fin est inattendue on grince des dents et on finit par rire, comme chez Octave Mirbeau.
Cette pièce en fait repose sur un seul personnage. Il faut donc quelqu’un de fort et de puissant, mais qui sait déployer toutes les nuances d’une palette. Dans ce rôle, Alexandre de Pardailhan est le comédien parfait. Il domine l’action, avec une gestuelle appropriée à chaque temps de la « comédie ».Consensuel, avec des gestes larges, il est le bon père de famille, dévoué à tous ceux qui l’entourent. Il ne fait pas de vagues et il est dans le paysage. C’est l’homme du début. Mais la vérité le transforme. Sa voix prend de la hauteur, son geste est vif. Stockmann explose enfin.
Dans son appel au peuple, les mots se bousculent, se heurtent, crèvent les huées. L’exaltation le gagne, les phrases sont décousues. On le sent qu’il lutte. Il lutte de tout son être. Le maire est incarné par Joseph Dekkers. Ce frère impitoyable est presque convaincant par son pragmatisme. La partition est en mineur, mais Dekkers l’illustre très bien. Belle prestation d’Antoine Masurel en capitaine de navire. On est sensible à sa sympathie, c’est le seul qui offre son secours à la famille Stockmann quand elle est sur le point d’émigrer. Luana Kim la femme de Thomas affiche sa couleur en robe écarlate.
Elle est la parfaite épouse, secondée par sa fille, jouée par Vanessa Kreis. On ne peut qu’être sensible au rôle de la directrice du journal (rôle écrit pour un homme) et interprété ici par Béatrice Mandelbrot. Elle affiche beaucoup de chien et une once de familiarité dans un monde dominé par les hommes.
On ne peut s’empêcher de penser à Evelyne Baylet de La Dépêche du Midi. Corto Bertrand et Jean-Paul Lacombe respectivement journaliste et imprimeur gravitent dans son ombre en parfaites girouettes. Constance Holm est la petite bonne qui intervient sans cesse à contretemps. Sa présence nous réjouit.
Mention spéciale à Nelson Claudio Djankoff. Ibsen eut adoré cette musique. |
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Mis à jour le 18/05/2018
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